Technologie digitale
Danica Kragic

Le droit à la différence

Personnalité à multiples facettes, la professeur Danica Kragic mène des travaux poussés en robotique et réfléchit aux conséquences de ses recherches.

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Notre entretien vient à peine de commencer que le téléphone de Danica Kragic sonne. « Pardonnez-moi, mais je dois répondre à cet appel. » En effet, un important donateur vient d’injecter un milliard de couronnes suédoises (100 millions d’euros) dans un programme suédois consacré à l’intelligence artificielle (IA) et elle est chargée d’en distribuer les fonds à des projets de recherche.

« On me fait confiance et on me confie de l’argent. C’est une responsabilité. Avec ce milliard, j’ai désormais un milliard de responsabilités », soupire-t-elle. Le fonds est indubitablement entre de bonnes mains. Danica Kragic est professeur et vice-doyenne de la Faculté d’informatique et de communications de l’Institut royal de technologie (KTH) de Stockholm. Elle est également directrice du Centre for Autonomous Systems, membre de l’Académie royale des sciences de Suède et de l’Académie royale des sciences de l’ingénieur de Suède. Elle fait également partie du conseil d’administration des entreprises Saab et FAM (société suédoise de gestion d’actifs créée par trois des plus grandes fondations Wallenberg).

Le titre qui semblerait le plus adapté dans son cas est celui de « multitâche », une aptitude qu’elle attribue à toute l’attention et à tout l’amour qu’elle a reçus dans son enfance. « Je voulais réussir à l’école pour donner quelque chose en retour à ma famille. Et je le sens toujours aujourd’hui, ce besoin de donner en retour. »

Danica Kragic a grandi en Croatie. Elle est arrivée par hasard à sa spécialité (et en Suède) via une petite annonce publiée en 1996 par le tout nouveau Centre for Autonomous Systems de KTH. « Tout a été une question de chance, de curiosité et de formation. » Elle est embauchée.

« J’ai commencé et j’ai tout de suite détesté », avoue-t-elle avec la franchise qui la caractérise. J’étais la seule femme au départ, la seule d’origine étrangère et la seule à ne pas être diplômée de KTH. Je détonnais de par mon comportement, mes vêtements… Rien n’allait ! »

Battante dans l’âme, elle s’accroche. Plus de 20 ans plus tard, elle continue d’apprécier la dynamique créée par la collaboration avec des jeunes ainsi que les défis soulevés par la recherche en robotique.

Danica Kragic Jensfelt

Naissance : à Rijeka en Croatie en 1971.

Résidence : Suède.

État civil : mariée, deux enfants.

Profession : professeur à la Faculté d’informatique et des communications de l’Institut royal de technologie (KTH).

Mode : Danica Kragic participe à la campagne « Women who make a difference » de la styliste suédoise Carin Rodebjer.

Accomplissements : chercheuse invitée à l’université de Columbia et à l’université Johns Hopkins aux États-Unis ainsi qu’à l’Inria, l’institut national de recherche dédié au numérique, de Rennes en France. Docteur honoris causa de l’université de technologie de Lappeenranta, en Finlande. A reçu l’Early Academic Career Award de l’IEEE Robotics and Automation Society.

Loisirs : passer du temps en famille et chiner aux puces à la recherche de tissus de bonneterie pouvant être transformés en vêtements.

Danica Kragic entrevoit une automatisation croissante en milieu industriel pour les tâches les plus lourdes, sales et dangereuses.
Danica Kragic entrevoit une automatisation croissante en milieu industriel pour les tâches les plus lourdes, sales et dangereuses.

Son travail porte sur la création de robots permettant aux êtres humains d’exécuter les tâches qui les intéressent ou qu’ils accomplissent bien et non de les remplacer, ce qui est souvent mis en avant. Elle entrevoit une automatisation croissante en milieu industriel pour les tâches les plus lourdes, polluantes et dangereuses. « Il s’agit principalement d’exploiter la technologie pour faire ce que les êtres humains ne peuvent, ne veulent ou ne devraient pas faire. » Par exemple, soulever des objets lourds, exercer de fortes pressions ou exécuter des tâches difficiles, telles que procéder à des découpes rectilignes.

À titre personnel, Danica Kragic souhaiterait disposer à la maison d’un robot qui l’aide notamment avec son fils qui est handicapé. « J’aimerais avoir un robot qui prenne Jonathan par la main et le guide afin d’être certaine que tout se passe bien quand je ne peux pas être là. On pourrait le programmer pour qu’il agisse comme je le fais, avec amour et empathie. Je crois vraiment que chaque parent aimerait en avoir un. »

Je suis persuadée que les robots peuvent aider les êtres humains.
Danica Kragic

D’après la scientifique, les robots assisteront également une population vieillissante. « Nous tentons de donner aux robots la capacité d’inter­agir avec différents types de matériaux et d’objets afin qu’ils acquièrent une dextérité qu’ils ne possèdent pas encore aujourd’hui. Je suis persuadée que les robots peuvent aider les êtres humains ou servir de médiateurs en disant ce qui est bien ou mal sans arrière-pensée personnelle. »

Les questions d’éthique relatives aux nouvelles technologies l’empêchent parfois de dormir. Elle aimerait bien que d’autres personnes dans le monde de la recherche partagent son fardeau. « Nous prônons le développement de la technologie mais nous n’en assumons pas les conséquences. Les gens achètent des téléphones mais ils ne comprennent pas comment ça marche. Peut-être devrait-on leur interdire certaines applis ? Et qui est responsable si votre tondeuse est piratée dans le but d’écraser le chat de votre voisin ? On nous demande d’avoir le permis pour conduire une voiture. Peut-être faudrait-il que les utilisateurs d’intelligence artificielle passent aussi un examen. »

Danica Kragic aborde ces questions dans ses conférences et a même participé à des lectures-performances organisées par le Théâtre dramatique royal de Stockholm en collaboration avec le Centre Nobel. « Notre responsabilité en tant qu’universitaires est de tenter de toucher un large public autant que faire ce peut. Participer à une création artistique est pour moi un moyen de le faire. C’est pour créer au sein de la société des liens entre les gens et les communautés, et faire les choses autrement. »

Quand elle ne travaille pas, la chercheuse coud. Elle a toujours cousu. « J’ai appris enfant à travailler avec des formes et à créer à partir de morceaux de tissus. »
 

C’est une telle passion qu’elle peut se lever à 6 h du matin alors que le reste de la famille dort encore pour découper une robe ou réfléchir au meilleur moyen de structurer une manche. « Cela me détend de faire quelque chose avec mes mains. J’aime le processus créatif qui consiste à construire et à réfléchir sur la manière de structurer le travail. C’est un processus mental qui fait oublier tout le reste. »