Roues de la fortune
Le chantier naval Lux-Werft de Mondorf, sur le Rhin au nord de Bonn, en Allemagne, fabrique des bateaux de plaisance depuis 1945. La construction du premier bateau à aubes de l’après-guerre en Allemagne occidentale s’est néanmoins révélée être un véritable défi.
Le chantier naval Lux-Werft de Mondorf, sur le Rhin au nord de Bonn, en Allemagne, fabrique des bateaux de plaisance depuis 1945. La construction du premier bateau à aubes de l’après-guerre en Allemagne occidentale s’est néanmoins révélée être un véritable défi.
C’est une belle journée ensoleillée sur l’Ammersee, au sud de Munich, dans le sud de l’Allemagne. De petits nuages musardent dans le ciel et une légère brume estompe les collines lointaines. Le Herrsching s’approche de l’embarcadère à Schondorf où un petit groupe bien aligné observe son arrivée avec enthousiasme.
Parents avec leurs enfants, couples de retraités, cyclotouristes… tous admirent le bateau dont les roues dissimulées de part et d’autre de la coque tournent en faisant jaillir des gerbes d’eau tandis que le capitaine Helmut Diller fait accoster en douceur le bâtiment de 54 m. Quelques passagers débarquent et le petit groupe embarque dans le plus bel ordre.
Cap sur Utting. Là-bas, l’employée chargée de manœuvrer la passerelle sur la terre ferme déclare : « On adore les bateaux à roues et le Herrsching est notre préféré. »
Le RMS Herrsching (RMS pour Radmotorschiff ou bateau à moteur à aubes) est l’un des cinq navires que la Bayerische Seenschifffahrt, la compagnie de navigation des lacs bavarois, exploite sur l’Ammersee et l’un de ses deux bateaux à roues. Le second, le Diessen, construit en 1908, navigue toujours mais a été entièrement rénové en 2005-2006.
Le Herrsching est tout neuf, il a été livré en 2001. Les deux bâtiments peuvent accueillir 400 passagers, le Herrsching dépassant son aîné de 4,2 m en longueur et de 1,2 m en largeur (14 m).
Harald Lugmair, responsable de la navigation sur l’Ammersee, précise que la compagnie s’est adressée à Lux-Werft « parce que c’est le seul chantier naval qui a fait une offre sérieuse. »
Selon son concepteur, Josef Bremm, le Herrsching est le premier navire de ce type construit en Europe occidentale depuis 70 ans : « Deux bateaux à aubes bâtis dans l’ex-Allemagne de l’Est l’ont été sur la base de principes modernes et n’ont été équipés d’aubes que parce qu’ils devaient naviguer en eau peu profonde. »
Pour le Herrsching, il a dû se plonger dans les archives. « J’ai pris pour modèle le Hohentwiel du lac de Constance. Je me suis demandé comment construire un bateau à aubes traditionnel à l’aide des technologies et matériaux contemporains. »
Pour commencer, les navires à aubes d’autrefois étaient propulsés par la vapeur. « C’est la combinaison idéale à bien des égards puisque le moteur à vapeur peut entraîner les roues, qui tournent lentement, sans qu’on ait besoin d’installer un réducteur. » Mais ce type de moteur n’est pas efficace et les architectes ont dû lui préférer le moteur diesel. Cependant, celui-ci tourne à plus de 1 000 tr/min, ce qui est bien supérieur aux 50 tr/min nécessaires. Par conséquent, le moteur diesel alimente des moteurs hydrauliques qui font tourner les roues. La vitesse est régulée par l’injection d’huile dans le système hydraulique tandis que le moteur diesel tourne à vitesse constante.
Josef Bremm estimequ’en eau peu profonde, les aubes sont plus performantes que les hélices : « Je suis persuadé qu’il y aurait plus de bateaux à roues si on trouvait un meilleur moyen d’obtenir une propulsion à pas lents. » D’autres compagnies de navigation ont fait part de leur intérêt, mais, jusqu’ici, ce n’est pas allé plus loin.
Construire une aube est plus compliqué que de réaliser une hélice. Cette dernière est toujours immergée tandis que la première frappe sans cesse la surface de l’eau. L’architecte a amélioré la conception hydrodynamique des aubes en s’inspirant de l’expérience de l’industrie aéronautique. Et il a mis au point de nouveaux pivots – des roulements polymères dans des logements en polymère – pour amortir les chocs répétés auxquels elles sont soumises.
Tout novateur que soit ce projet, le chantier Lux-Werft construit des navires depuis longtemps. Le Herrsching est le 164e bateau construit sur 185 à cette date. Le chantier naval a été fondé en 1945 par Johann Lux et est toujours dirigé par son fils Hans-Peter Lux et son petit-fils aîné, Elmar Miebach. Celui-ci raconte que son grand-père était constructeur naval de formation et qu’il a travaillé dans une fabrique d’aluminium pendant la guerre. « À la fin du conflit, il s’est mis à son compte pour fabriquer des petits bateaux pour les grandes péniches du Rhin. Il a monté ses premiers bateaux de plaisance dans un champ de fraises jusqu’à ce qu’il ait les moyens de bâtir un atelier. »
Depuis 1956,le chantier exploite ses propres bateaux sur plusieurs lacs et, selon Joachim Münnich de la division technique de Lux-Werft, « cela nous permet de conseiller nos clients sur la manière de diriger leurs opérations. » Parfois, on fait des expériences : « Dans les années 1970, M. Lux senior, constatant que l’une de ses créations transportait de plus en plus de passagers, l’a coupée en deux pour l’agrandir. »
Chaque navire est différent. « Nous le construisons conformément aux souhaits du client mais nous apportons notre expérience », affirme Joachim Münnich. Le chantier livre ses bateaux en Allemagne et dans les pays voisins, Pays-Bas et Suisse par exemple. Parfois, ils arrivent à destination par leurs propres moyens via fleuves et canaux, et parfois même la mer du Nord ou la Baltique, et, tantôt, ils sont démontés et transportés par voie terrestre.
C’est le cas du Herrsching. Des grues géantes l’ont hissé et l’ont déposé sur un train de quatre semi-remorques à plate-forme surbaissée de huit roues, dont la plus grande compte 19 essieux, accrochées à chaque extrémité à un véhicule remorqueur. La coque est aussi large que deux voies d’autoroutes, bande d’arrêt d’urgence comprise. Quand le convoi devait quitter l’autoroute, il a fallu démonter les panneaux et les feux de signalisation pour lui laisser le passage. Une fois à destination, d’autres grues ont déchargé le navire pour le mettre à l’eau.
Une fois dans son élément, le Herrsching a commencé à naviguer avec élégance et facilité. Le capitaine Diller peut le diriger électroniquement ou, à l’ancienne, avec la roue du gouvernail et le compas : « Ils ne sont plus nécessaires quand on a un radar et la navigation par satellite, mais ils peuvent s’avérer utiles si le système électronique tombe en panne. Je me sers tantôt de l’un, tantôt de l’autre. »
Depuis la livraison du Herrsching, ainsi que d’un navire classique de taille plus petite, le chantier Lux-Werft a entièrement rénové et agrandi le Diessen. Ce qui doit faire de lui le premier fabricant de bateaux à aubes d’Allemagne occidentale.
Une solution dans les temps
La conception d’un bateauà roues tel que le Herrsching n’est pas sans risques et sans surprises. En 2007, l’une des aubes a attiré l’attention de l’exploitant : les passagers entendaient des bruits bizarres et certains affirmaient même que c’était dû à un roulement défectueux.
À la fin de la saison, on a démonté l’aube et découvert que ses roulements étaient corrodés. L’eau s’y était infiltrée et il ne restait plus guère de lubrifiant à l’intérieur. Lux-Werft a contacté SKF. L’ingénieur d’étude Hubert Kaiser de SKF raconte l’épisode : « On s’est posé la question de savoir ce qui avait bien pu se passer et on a demandé à l’exploitant de démonter l’autre aube. Les roulements de celle-ci étaient encore en pire état. »
Les joints d’étanchéité ne remplissaient pas correctement leur rôle et alors même que l’on avait injecté des kilos de graisse dans le palier, celle-ci ne parvenait pas jusqu’aux roulements. Hubert Kaiser a réfléchi et a modifié le montage dans les dimensions imposées pour faciliter le réglage des roulements à rouleaux coniques. Il a amélioré et renforcé le système d’étanchéité et perfectionné le système de relubrification afin d’être certain que la graisse parvienne bien aux roulements. SKF a livré et installé le nouveau montage dans le logement de Lux-Werft. « On leur a aussi conseillé d’ajouter une solution d’étanchéité complémentaire en nylon de type labyrinthe à l’extrémité intérieure du montage », ajoute Hubert Kaiser.
Joachim Müller de Lux-Werft précise que le temps était compté car les navires circulent entre Pâques et la mi-octobre et le chantier naval n’a reçu la deuxième série de roulements endommagés qu’en février. « C’était un peu juste », affirme Joachim Müller. Et d’ajouter avec une pointe d’exagération : « Les roulements étaient encore chauds quand ils sont arrivés chez nous. » Mais le navire était fin prêt pour la saison 2008.