De la physique des lubrifiants au comportement des roulements
Chaire SKF-LaMCos-INSA Lyon « Lubricated Interfaces for the Future »
Le lubrifiant et ses propriétés thermophysiques sont la clé pour relever de nouveaux défis liés aux conditions de service en constante évolution des roulements et à la réponse des lubrifiants soumis à ces conditions. Le LaMCoS-INSA Lyon travaille sur ces questions en collaboration avec SKF.
Au milieu des années 90, le Centre de recherche européen de SKF (SKF European Research Centre ou ERC, aujourd’hui Research and Technology Development, SKF-RTD) et le Laboratoire de Mécanique des Contacts (LMC, aujourd’hui Mécanique des Contacts et des Structures, LaMCos) de l’INSA Lyon ont commencé à travailler ensemble sur la lubrification des contacts épaulements/extrémités de rouleaux comme ceux que l’on trouve dans les roulements à rouleaux de grandes dimensions. L’objectif principal était de développer un nouveau banc d’essai (Tribogyr) pour certains types de contacts lubrifiés absents de la littérature scientifique à l’époque. Les spécifications formulées par SKF présentaient des particularités innovantes :
- simulation à l’échelle 1:1 d’un contact réel tel que ceux observés dans les roulements à rouleaux d’environ 600 à 1 000 mm de diamètre extérieur ;
- reproduction de la cinématique particulière de ces contacts, avec une vitesse d’entraînement mais aussi des composantes de rotation et de pivotement ;
- respect des rayons de courbure des éléments roulants dans la zone de contact ;
- mesure des trois forces et du couple qui s’exercent sur chacune des deux pièces.
Une fois le Tribogyr validé et en service, des limites ont été rapidement mises en lumière par la comparaison des résultats expérimentaux aux simulations qui permettaient d’élargir facilement la portée des recherches ou de modifier artificiellement le lubrifiant. D’autres approches ont donc été progressivement introduites dans les projets consacrés à l’étude des contacts lubrifiés de grandes dimensions sous rotation à l’aide du Tribogyr (cf. http://evolution.skf.com/fr/un-monstre-a-lyon-les-grands-rayons-de-contact-de-roulements-au-banc-dessai/). Ces recherches, à l’initiative principalement de SKF, se sont inscrites dans un cadre plus général déjà établi au sein du LaMCoS et intitulé « Étude quantitative multi-physique, multi-échelle et multi-approche de la lubrification et des lubrifiants. »
Ce cadre général est présenté dans un premier temps à travers des illustrations de contacts épaulements/extrémités de rouleau. Des points plus spécifiques sont expliqués de manière détaillée plus loin, toujours en lien avec la lubrification de contacts lourdement chargés ou avec la lubrification élasto-hydrodynamique (EHL).
Description générale de l’étude quantitative multi-physique, multi-échelle et multi-approche de la lubrification et des lubrifiants
Cette démarche multi-approche est illustrée par la Fig. 1. La tribologie et, donc, la lubrification sont, par nature, des domaines multidisciplinaires. Cela signifie qu’il convient de tenir compte des éventuelles interactions entre plusieurs disciplines, mais surtout d’être capable de conduire simultanément des recherches expérimentales et des modélisations et simulations numériques.
Sur la Fig. 1, la partie de droite est partagée entre deux contributions pour plus de clarté. La première contribution est celle de la tribométrie qui, par rapport à la tribologie, implique la mesure de quantités (frottement, épaisseur de film, pression, température, etc..) et nécessite, pour ce faire, un étalonnage précis, ainsi que des incertitudes et une répétabilité appropriées. La seconde contribution devrait occuper une place essentielle dans toute recherche en matière de lubrification : il s’agit des propriétés physiques du lubrifiant et, plus particulièrement, de ses propriétés rhéologiques. La viscosité et la densité du lubrifiant sont en effet deux grandeurs explicitement présentes dans l’équation de Reynolds. Il s’agit par conséquent de paramètres importants à prendre en compte et à caractériser correctement. En ce qui concerne la viscosité, cela peut sembler évident, mais il est important de se rappeler que l’épaisseur du film au centre d’un contact ElastoHydroDynamique (EHD) dépend aussi directement de l’influence de la pression sur la densité du lubrifiant. De plus, la résolution de tout problème thermique nécessite de connaître, donc de caractériser, la conductivité et la chaleur spécifique du lubrifiant. Il convient de souligner que ces derniers paramètres varient de façon significative avec la pression et la température et il a été montré que ces variations ont un impact notable sur le frottement [1]. À l’issue de ces caractérisations expérimentales, les variations des quantités mesurées doivent être représentées au moyen de modèles solides, établis sur une base physique et non sur de simples formules mathématiques ou régressions. Ces dernières peuvent permettre une interpolation mais pas une extrapolation des valeurs au-delà des domaines couverts par l’expérimentation et qui probablement ne couvrent pas les plages typiques de l’EHL. Cela est non seulement important pour évaluer l’adéquation des propriétés du lubrifiant à une gamme étendue de conditions mais constitue une contribution essentielle et nécessaire pour effectuer des simulations quantitatives.
La partie gauche de la Fig. 1 représente l’approche numérique. À l’extrême gauche se situe la simulation de dynamique moléculaire. Basée sur des considérations atomiques, elle permet d’obtenir deux types de résultats à l’échelle nanométrique, qui est également l’échelle des modèles numériques. D’une part, il est possible d’obtenir in silico l’état physique et les propriétés de transport d’un fluide, sous une pression et des conditions de température données. De ce point de vue, les simulations de dynamique moléculaire peuvent apporter des compléments utiles aux expérimentations destinées à établir les caractéristiques physiques d’un lubrifiant. D’autre part, ce type d’approche par calculs permet d’étudier la réponse de films lubrifiants extrêmement confinés, ainsi que leurs interfaces avec des médias solides à des échelles spatiales auxquelles l’approche mécanique continue n’est plus valable. Cette dernière approche est fondamentale pour le solveur multi-physique qui est basé ici sur la méthode par éléments finis (Fig. 1). Cet outil permet de prédire l’épaisseur de film et le frottement dans des contacts EHD pour tous types de géométries (linéaire, circulaire, elliptique, tore/plan) et de cinématiques (roulement, glissement, rotation, pivotement). Le comportement réel du lubrifiant est pris en compte et le solveur intègre la dissipation de la chaleur. Outre les conditions de service, les données renseignées sont les propriétés rhéologiques et physiques du lubrifiant obtenues par le biais des modèles mentionnés précédemment.
L’excellente concordance entre les expériences et le modèle numérique est directement visible sur la Fig. 2 (à gauche) pour la configuration bille sur plan, avec un écart maximum de 1 % en tout point d’estimation de l’épaisseur de film. La concordance est également très bonne dans le cas du tore sur plan pour lequel des écarts de 1,5 % ont été observés sur la médiane du contact courbe et de 5% dans les régions d’épaisseur de film minimum.
Certains points saillants des travaux menés au LaMCos-INSA Lyon par la Chaire de recherche « Lubricated Interfaces for the Future » sont résumés ci-après. Comme son titre l’indique clairement, cette coopération avec SKF a pour thème central la lubrification dont les principaux objectifs sont :
- la séparation des surfaces pour éviter l’usure et une défaillance prématurée du mécanisme par altération de la surface, et
- le contrôle du frottement (lié aux pertes d’énergie) via le cisaillement d’un lubrifiant caractérisé.
Séparation des surfaces et intégrité du contact
Comme nous l’avons déjà mentionné, la double approche expérimentation-modélisation permet de prévoir avec fiabilité une épaisseur de film lubrifiant, dès lors que la caractérisation rhéologique du lubrifiant est couplée à des modèles multi-physiques à l’échelle du contact, impliquant des effets non-newtoniens et thermiques. La difficulté est maintenant de prévoir la formation du film dans le cadre d’applications réelles avec des conditions de lubrification médiocres, une éventuelle cinématique rotation/pivotement et, dans certains cas, une vitesse nulle d’entraînement du lubrifiant dans le contact. C’est le cas des roulements à éléments jointifs où le contact entre deux éléments successifs impliquent deux surfaces se déplaçant dans des directions opposées. Dans ce cas, il convient de tenir compte à la fois des effets de compression et des effets thermiques (Fig. 3) pour construire un modèle de prédiction d’épaisseur de film pour des contacts à vitesse d’entraînement nulle. Ce type de modèle absent dans la littérature consacrée à l’EHL serait d’une grande aide pour concevoir les roulements de ce type [4].
Frottement dans des contacts EHL
La prédiction précise du frottement dans des contacts lubrifiés lourdement chargés reste un défi pour la tribologie du 21e siècle. La réponse frictionnelle présente une grande complexité sur le plan physique : la diffusion visqueuse du lubrifiant (newtonien ou non-newtonien, en raison des effets d’amincissement au cisaillement) est également influencée par des effets thermiques sous un cisaillement élevé et peut même être remplacée par une réponse plastique (caractérisée par une contrainte de cisaillement limite) sous une pression élevée. La chaire de recherche en commun a contribué à ce sujet très important de nombreuses manières.
Tout d’abord, des études expérimentales du frottement de fluides modèles ont été menées parallèlement à la caractérisation physique des lubrifiants dans diverses conditions de pression. Des mesures basées sur la diffusion Brillouin de la lumière (BLS) ont été réalisées sur des lubrifiants modèles au repos dans des cellules haute pression, sous une grande variété de pressions et températures caractéristiques des contacts EHD. Les résultats de ces mesures font état d’une transition du comportement associée à la transition vitreuse du lubrifiant [8]. De plus, cette transition a été corrélée aux mesures de frottement effectuées dans un contact de roulement-glissement (Fig. 6) [9]. Sur la même figure, la largeur du spectre de diffusion Brillouin (largeur totale à mi-hauteur, FWHM, en bleu) et la viscosité apparente du lubrifiant dans le contact (en orange) indiquent la même transition de comportement à une pression de contact moyenne de l’ordre de la transition vitreuse du lubrifiant. À notre connaissance, c’est la première fois qu’une telle corrélation est étayée par des résultats expérimentaux. Pour finir, il apparaît que le plateau du frottement déclenche la contrainte limite de cisaillement dès que la pression maximale dans le contact (pression hertzienne) atteint la pression de transition vitreuse du lubrifiant [8].
Synthèse et conclusions
- Au fil des ans, une collaboration s’est développée entre SKF et le LaMCoS de l’INSA Lyon autour, tout d’abord, de la lubrification des contacts rotatifs de grandes dimensions au milieu des années 90 pour s’étendre à des domaines plus larges liés à la lubrification en général à partir des années 2000.
- En mai 2013, une chaire de recherche intitulée « Lubricated Interfaces for the Future » et financée par SKF a vu le jour au sein du LaMCos – INSA Lyon avec le soutien de la Fondation INSA Lyon et d’Insavalor, une filiale de l’INSA Lyon qui se consacre à la R&D, au transfert de technologie et à la formation professionnelle. La chaire a été créée dans l’objectif de trouver un équilibre entre la recherche appliquée, qui intéresse principalement SKF, et des recherches plus fondamentales qui permettent à des chercheurs universitaires de développer de nouveaux concepts ou outils et d’améliorer leurs connaissances pour ensuite les partager avec les ingénieurs de développement et chercheurs de l’entreprise.
- Ce document décrit des projets réalisés entre 2013 et 2019 qui sont représentatifs des recherches menées dans le cadre de cette chaire. Tous se rapportent à l’étude quantitative multi-physique, multi-échelle et multi-approche de la lubrification et des lubrifiants.
- Cette chaire a été initialement lancée en mai 2013 pour une période de six ans, puis renouvelée en mars 2019 pour la même durée.